01 juillet 2009

TONI IORDACHE, le génie roumain du cymbalum


Une photo en noir et blanc montre Toni Iordache au cymbalum, dans une maison toute tordue quelque part dans la périphérie de Bucarest, avec une demi-douzaine de magnétophones placés sous son instrument. De cette époque, les années soixante et soixante-dix, datent certains enregistrements privés, très recherchés par les aficionados de Toni Iordache ; il était alors le plus talentueux de son siècle et le plus demandé des joueurs de mariage de toute la Roumanie.
Né le 17 décembre 1942 dans le village de Bildanan, près de Bucarest, ce fils de cymbaliste se familiarisa dès l'âge de 4 ans avec le petit modèle portatif de cet instrument. Peu de temps après, la famille de musiciens va s'établir dans une petite maison du quartier Herestrau à Bucarest où vivent déjà beaucoup de Lautaris, parmi eux les frères Gore et le chanteur Dona Dumitru Siminica. Toni se lance dans le commerce des noces et devient rapidement un soliste réputé, régulièrement invité par l'Ensemble de musique populaire de la radio roumaine. Il passe de musicien de petit format à un cymbaliste doué et sans pareil. Le trompettiste Costel Vasilescu se rappelle encore parfaitement leur première rencontre : "J'ai connu Toni en 1954, alors que je jouais avec l'ensemble à cuivres de mon père à Chitila, un lotissement en bordure de Bucarest. Toni jouait aussi là et tous se tenaient autour de lui angoissés à l'idée d'avoir à se mesurer à l'extravagance de son jeu."
Toni Iordache a beaucoup appris du cymbaliste bucarestois Mitica Ciuciu, se souvient Costel Vasilescu. Lorsque les jeunes musiciens rendaient visite à Ciuciu, le vieux musicien Lautari leur jouait ses arrangements et interprétations de danses traditionnelles. Dès le lendemain, lors du prochain mariage, le jeune Iordache se faisait remarquer en interprétant ces mêmes morceaux. Toni Iordache devint un produit phare d'exportation de la musique de la république populaire roumaine - il partait en tournée avec l'Ensemble national folklorique dans de nombreux pays européens, aux USA et en Asie. Souvent il se rendait directement de l'aéroport de Bucarest à un mariage où les autres musiciens l'attendaient déjà.
Les mariages constituaient un marché juteux bien qu'assez épuisant - les festivités commençaient le matin et duraient jusqu'au matin suivant et souvent les noces se prolongeaient pendant deux ou trois jours - les musiciens travaillaient jusqu'à épuisement. Pourtant Toni Iordache frappait les cordes de son instrument avec toujours la même rapidité (jusqu'à 25 frappes à la seconde). Il était connu pour ses solos complexes, un musicien doué de groupe, qui enrichissait les mélodies d'accents orientaux et de rythmiques raffinées. La technique du cymbalum ne consistait pas seulement pour Toni Iordache en rapidité de jeu mais bien plus en qualité de frappe, en interprétation, en un jeu imaginatif et inspiré.
Le génie de Iordache fut reconnu par les plus grands, comme Sergiu Celibidache, le chef d'orchestre d'origine roumaine et mondialement connu, qui entendit Toni Iordache lors de l'un de ses passages à Bucarest et le quitta les larmes aux yeux, en serrant le musicien dans ses bras. Et ce n'est pas non plus un hasard si Toni Iordache se retrouve sur nombre de disques d'Electrecord de " muzica lautareasca " sortis entre 1965 et 1980, sauf pendant la période d' arrêt forcé pour cause d'emprisonnement.
En effet, le musicien fut arrêté au retour de l'une de ses tournées, au début des années 1970, pour possession illégale de devises. On raconta à Bucarest qu'il souhaitait acheter ainsi un manteau de fourrure à sa femme avec de l'argent gagné à l'étranger. Et même les efforts déployés lors du procès par le chef d'orchestre renommé, Florian Economu, pour la défense de son soliste furent vains : " Nous avons trois géants en Roumanie, Nicolae Ceaucescu (chef d'État), Ilie Nastase (joueur de tennis et vainqueur du tournoi de Wimbledon en double) et le cymbaliste Toni Iordache ! Voulez-vous vraiment le condamner pour quelques dollars ? ". Il était pourtant interdit en Roumanie jusqu'en décembre 1989 de posséder ne serait-ce qu'un seul dollar. La Cour condamna Iordache à trois ans d'emprisonnement, il purgea plus d'un an de cette peine. On ne parla pas du procès dans les journaux, seuls les musiciens savaient et étaient prévenus. Il y eut tout de même des compagnons de cellule qui préservèrent Toni Iordache des travaux physiques difficiles - contre rémunération. Il faut les en remercier car cela permis à Iordache de pouvoir continuer à jouer après son emprisonnement. Le musicien, qui souffrait déjà auparavant du diabète, était devenu en prison maigre comme un adolescent mais retrouva vite sa présence scénique sitôt sa remise en liberté.
Dan Armeanca, le père de la pop gypsy roumaine, pense également que Toni Iordache joua un rôle déterminant. " Toni était un génie du cymbalum, il n'y en aura jamais d'autres comme lui. Il a respecté la tradition, mais déjà à l'époque fait résonner des influences jazz. Il nous a encouragé, nous les jeunes musiciens, avec son audace musicale. "
Et il a transmis son talent : Toni Iordache acheta à la suite d'une tournée aux USA deux cymbalums Bohaks, sur lesquels aujourd'hui son fils Leonard - dans le restaurant bucarestois Jaristea - ainsi que son petit-fils Bogdan jouent le répertoire du fondateur de la dynastie Iordache.
La dernière tournée à l'étranger emmena un Toni Iordache, déjà très affaibli par son diabète, aux Pays-Bas. On lui conseilla dès son retour l'amputation de sa jambe malade ; le musicien ne survécut que quelques heures à cette opération. Lors de son enterrement en février 1988, la crème de la crème de la scène musicale Lautari, la famille, les amis et les fans suivirent en procession la voiture mortuaire, tirée par quatre chevaux noirs. Organisée par Costel Vasilescu, trompettiste et ami de Iordache, cette cérémonie d'adieu fut digne de Toni Iordache, le dieu du cymbalum roumain.
Par Grit Friedrich
Journaliste et éditrice de la compilation "Suburban Bucharest" (Trikont)

Ecoute de Toni Iordache via Youtube 
https://www.youtube.com/watch?v=Ho6XqwZGTAg
https://www.youtube.com/watch?v=SEutyJCM7Bw

et sur le site du cymbaliste Cyrl Dupouy :
http://www.cyrildupuy.com/cymbalistes.php?page=iordache

Tzambal - tzimbel - cymbalum - tzimbalom - dulcimer - zimbalon
Le cymbalum est un instrument dont les origines se trouvent en Orient, et consiste en une caisse de résonance en bois sur laquelle sont tendues un certain nombre de cordes en métal. Ces cordes sont frappées à l'aide de deux petites baguettes en bois dont les têtes sont emmaillotées de coton. On jouait du cymbalum au XVIIIe siècle à la Cour du Prince de Valachie, Alexandre Ypsilanti. Très vite, le cymbalum ne se contente pas de limiter sa présence aux nobles demeures et devient très populaire : pas de noces et autres fêtes sans cymbaliste pour l'animer.

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